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Dessin de Dominique Mantel d’après la lecture du roman « La dernière nuit d’Aristos »
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LA DERNIÈRE NUIT D’ARISTOS
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Dernière parution aux Editions Le Manuscrit
Extraits en page annexe dans la catégorie « Romans »
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Mon grand-père maternel, ayant hérité de sa cousine Georgette, m’avait donné tout un matériel photographique datant de la première moitié du vingtième siècle.
Longtemps j’ai laissé les plaques sensibles bien rangées dans leurs boîtes. Puis un jour, j’ai scanné et transposé ces plaques de verre en positif. Cette cousine que j’avais rencontrée deux ou trois fois dans mon enfance, avait un réel talent pour composer toutes ces images en noir et blanc.
Petit à petit germa l’idée de faire connaître la beauté de ces clichés en écrivant un livre (qui n’est pas encore publié).
Extraits :
I – LA PETITE FILLE
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C’est dans la rêverie que nous éprouvons le plus le sentiment de liberté, de celle qui rend le monde des possibles illimité. Elle nous ramène souvent à notre enfance, à nos premiers sentiments. Nous voyons alors des images emplies de lumière et de couleurs chatoyantes. Cette féerie est inscrite au plus profond de notre être.
Lorsque l’on revit son passé, il y a toujours une grande part d’imaginaire ; nous embellissons la perception, de sorte qu’invariablement la nostalgie nous envahit parfois. Ainsi ces photographies agissent un peu comme des rêves, chacune d’entre elles est le point de départ à une mise en abîme, à une errance à l’intérieur de nous-même. Cette introspection rend souvent inaccessible ce désir d’absolu et de vérité. C’est alors que le temps de notre enfance semble figé comme tous ces moments où les images furent gravées sur la pellicule de gélatine, moments indécis, mystérieux et indicibles.
Nous ne gardons de nos premières années que les instants heureux, représentant des bonheurs simples comme l’action de tendre le visage au soleil brûlant en fermant les yeux. De même ces photographies ne témoignent que de circonstances harmonieuses ou presque…
Dans les faubourgs de la Roche-sur-Yon, je me souviens de cette maison à l’allure faussement bourgeoise, étranglée dans un coin de rue. Mes grands-parents garaient leur vieille Citroën devant la grille un peu rouillée. Pendant les vacances, ils m’emmenaient avec eux pour « aller visiter » comme ils disaient la cousine germaine de mon grand-père, veuve depuis l’âge de vingt et un ans, après seulement une année de mariage.
Je me souviens, enfant, de l’odeur de cire qui rôdait dans cette étrange demeure. Il y faisait très sombre, ce qui donnait aux bibelots entassés sur les meubles de curieuses phosphorescences. Je devais sagement écouter les grands qui parlaient de choses qui ne parvenaient pas à m’intéresser et je ne devais surtout pas interrompre la conversation sous peine de fortes réprimandes. A cette époque, on savait encore se tenir sage.
Je me souviens du regard usé de cette vieille femme dont le prénom me semblait à lui seul ressurgi d’un autre temps, Georgette. Elle était née avant le vingtième siècle, quelques années après la mort de Victor Hugo. Du haut de mes dix ans, j’avais du mal à mesurer tout ce temps écoulé en scrutant les profondes rides qui émaillaient ses petits yeux chafouins.
Je me souviens du jour, où quelques années plus tard, mon grand-père m’invita à déménager les meubles de la vieille dame qui venait de mourir à l’âge de quatre-vingt-douze ans. En dispersant les bibelots et les meubles dans la famille, presque un siècle d’histoire s’évanouissait brusquement, toute la mémoire d’une vie parsemée au gré du temps.
A mesure que je rangeais dans des cartons des brimborions et des vieux journaux, je sentais une étrange présence m’envahir. J’avais l’impression qu’elle me surveillait, dissimulée derrière une porte. Je m’attendais à la voir surgir, m’obligeant à remettre tous les objets à leur place. Avais-je le droit de m’immiscer si brutalement dans l’intimité de cette vieille femme ? Tout enfant, j’éprouvais toujours une certaine appréhension lorsqu’il fallait passer une soirée chez cette cousine. En plus de l’ennui causé par l’inaction, je me sentais observé par une curieuse frise, une collection de têtes aux grimaces très alambiquées qui me causait une peur viscérale. Fouillant un peu partout, je ne parvenais pas à trouver ce moulage en plâtre. Aurait-il encore le pouvoir de faire surgir du plus profond de moi cette frayeur inexprimable ?
Dans la chambre à coucher, des effluves capiteux dont je n’arrivais pas à estimer la provenance prenaient à la gorge. Je restais un moment debout, sans bouger, le regard perdu dans les tentures de la fenêtre. Au bout de longues minutes, je parvins à faire quelques pas en direction du lit. Sur la table de nuit, un livre était ouvert. Doucement, je le refermais et notais le nom de l’auteur, René Gaël. Soudain, à même le parquet, deux grandes boîtes en bois attirèrent mon attention. Que pouvaient-elles bien dissimuler ? J’appelai mon grand-père pour lui faire part de ma découverte ; comme moi, il en ignorait le contenu. Le couvercle résistait, le temps l’avait scellé à sa glissière. Après avoir longtemps bataillé, les coffrets livrèrent enfin leur secret. A l’intérieur étaient soigneusement rangés, entre des morceaux de journaux, des négatifs sur plaques de verre, datant de la première moitié du vingtième siècle.
Plus tard, mon grand-père me donna les deux précieuses boîtes ainsi que l’appareil à soufflet qui avait servi à fabriquer ces centaines d’images en m’assurant d’un ton qui se voulait ferme : « toi, avec ton côté artiste, tu pourras bien en tirer quelque chose de ces vieilleries, je te les confie car je sais que tu ne les abîmeras pas et ne les donneras pas à un brocanteur. » Et pourtant, je ne connaissais rien de cette lointaine famille. Longtemps j’ai gardé ce trésor rangé dans un coin sans vraiment y prêter attention, jusqu’au jour où …
C’était le soir, un de ces soirs comme les autres où soupiraient les silences de novembre. C’était le jour des confidences, te souviens-tu ? Doucement le couvercle glissa de son coffret de bois et il tomba sans bruit. Dans la boîte, à travers les plaques de verre, rôdait une odeur de poussière. Il me semblait entendre le souffle tangible d’un monde libéré de sa gangue de bois, de ce refuge d’où s’éveillaient d’étranges énigmes. Je pris alors l’une des ces plaques comme attiré par elle. Je n’arrivais plus à détacher mes yeux de ce miroir étroit. Je me devais de comprendre le pourquoi de cette étrange fascination…
L’enfance oubliée s’imprégnait d’une indicible fissure, dans cet équilibre suspendu à la première sensation, à un sentiment révélé de nouveau. Cependant, l’énigme de l’image semblait dissimuler un univers encore plus profond que celui de l’enfance car les signes intemporels, liés à la nature de la photographie, s’offraient à mon esprit de manière déconcertante. Etait-ce l’effet d’une simple coïncidence ? Il n’y avait pas de promesse sans idéal ; à chaque regard se révélaient des espaces inexplorés où chaque métamorphose était d’autant plus belle qu’elle était complice d’une réalité fugace que la mémoire éternisait. Chaque grain de lumière arborait les empreintes d’une vérité gravée à l’orée du cœur.
Et je me souvins alors de ce regard, de ces yeux un peu tristes comme pris au piège de l’intimité. C’était dans l’ombre innocente et pure d’un amour que renaissait l’essence des choses. C’était dans les claquements du temps, c’était loin déjà.
Je revoyais cette fillette aux cheveux noués par un ruban, aperçue sur le coin d’un papier jauni, un jour où enfant, j’aimais à monter à l’étage pour, sans bruit, fouiller les tiroirs de la chambre, là où ma mère avait construit son jardin secret. La petite fille dont je ne connaissais même pas le nom ressemblait étrangement à ma mère.
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II – PORTRAITS DE FAMILLE
Depuis tout petit les images ont été pour moi un objet de fascination. A l’école primaire, je pouvais rester de longues minutes debout à observer les grandes affiches cartonnées où étaient imprimés des dessins représentant des faits historiques. Je revois les visages de tous ces barbares et celui majestueux de Charlemagne avec sa « barbe fleurie ». Dans les livres d’écoliers, il y avait peu de photographies, seulement quelques portraits en noir et blanc; aussi ces grandes images punaisées sur les murs crayeux de la classe revêtaient une grande importance et donnaient vie aux explications de l’instituteur. La candeur de ces dessins, rehaussés de couleurs pastel, trouvait dans mon imagination une cohérence et une présence dont j’ignorais alors la portée. De là naquit ma passion pour le dessin. Lors d’un concours de peinture, en CM2, je remportais le premier prix : un appareil photographique « instamatic ». Longtemps j’ai gardé cet objet avant d’acheter, adolescent, un 24 x 36 reflex de marque russe. Et lorsque mes parents m’offrirent mon premier laboratoire, ce fut le plus merveilleux des noëls. J’allais pouvoir afin percer le mystère de la lumière…
Je savais que la chambre noire ( camera obscura ), datant de la Renaissance était à l’origine de notre appareil photographique. Des lentilles placées au niveau de l’orifice permirent par la suite d’améliorer la netteté de l’image formée à l’arrière de la boîte. Toutefois, il fallut attendre le dix-neuvième siècle pour trouver des produits chimiques capables de fixer cette image.
Je savais aussi que la première photographie de l’histoire était l’œuvre d’un certain Nicéphore Niepce. Elle datait de 1826 et représentait un paysage vu de sa chambre près de Châlons-sur-Saône ( maintenant je pense que l’on peut remonter en 1822 avec « la Table mise » ). J’avais retenu encore qu’il avait dû laisser son objectif ouvert durant près de huit heures. C’était tout ce que je savais à l’époque où je tentais de développer mes premiers négatifs.
Bien plus tard, je me plongeais dans l’histoire de cette merveilleuse invention. Ainsi j’appris que Niepce se servit du bitume de Judée pour réaliser ses troublantes images. En 1829, il rencontra Daguerre et s’associa avec lui. A la mort de Niepce, son fils Isidore fut incapable de défendre les travaux de son père si bien que Daguerre s’empara des recherches de Niepce et mit au point le célèbre daguerréotype en remplaçant le bitume de Judée par de l’iodure d’argent.
Le 19 août 1839, le physicien François Arago divulgua l’invention de la photographie à l’institut de France devant les sommités de l’Académie des Sciences et des Beaux-arts, attribuant à Daguerre le mérite de la découverte. Mais plusieurs personnes contestèrent les faits et prétendirent être les premiers à avoir découvert la photographie comme Hippolyte Bayard ou l’Anglais William Henry Fox Talbot.
Le daguerréotype ne permettait pas de copie car il s’agissait d’un positif. Talbot inventa en 1841 le négatif avec un « calotype » qui permettait un tirage sur papier et donc de multiples épreuves. Au cours du dix-neuvième siècle, les découvertes dans le domaine de la photographie se firent dans une atmosphère de rivalité franco-britannique.
Dès 1851, Scott Archer utilisa des négatifs sur plaques de verre enduites de collodion, puis, à partir de 1880, de gélatino-bromure d’argent. Ensuite, à mesure que la vente des appareils augmentait, les plaques furent vendues dans le commerce. J’ai retrouvé le carton d’emballage de ces fameux négatifs. Ils venaient de Belgique vendus sous la marque Gevaert. Trois S majuscules ornent le couvercle avec en dessous, inscrits en lettres bleues, « super-sensima-special anti-halo, format 13X18 ». Une sorte de code se détache sur un fond clair : 244299A. J’éprouve un drôle de sentiment en regardant cette boîte en carton, elle est vide, et pourtant j’ai l’impression de sentir encore l’odeur des émulsions.
La naissance de la photographie mit fin à des petits métiers ayant trait au portrait comme les miniaturistes et les graveurs. Beaucoup de peintres qui appartenaient pour la plupart au milieu de la « bohème » n’arrivaient pas à se faire connaître et à vivre de leur art ; ils se tournèrent alors vers ce nouveau mode de reproduction. Ainsi le caricaturiste Félix Tournachon, plus connu sous le nom de Nadar ouvrit son atelier en 1853. Bientôt il vit accourir dans sa boutique, rue Saint-Lazare, de nombreuses personnalités artistiques : Charles Baudelaire, Alexandre Dumas, Victor Hugo, George Sand, Eugène Delacroix, Camille Corot, Jean-François Millet… A ses débuts, Nadar parvenait à donner une dimension artistique à ses portraits en cherchant non seulement la ressemblance physique mais la « ressemblance intime ». Le collodion ( coton-poudre mélangé avec de l’alcool et de l’éther ) sensibilisé à l’iodure puis au nitrate d’argent devait être étalé sur une plaque de verre quelques instants avant la prise. La pose pouvait durer une vingtaine de secondes parfois.
Chez de nombreux autres photographes, le côté commercial l’emporta, fabriquant des images dénuées de caractère, obéissant à des stéréotypes. Des accessoires – le fameux morceau de rideau – et des décors peints rendaient les poses convenues et stéréotypées. Le rôle des retoucheurs devenait de plus en plus important, rendant les visages plus lisses, selon le goût de l’époque (influencé en cela par les tableaux pompiers). Il fallait flatter le client et réaliser des images idéalisées. Disdéri voulut réduire les coûts pour rendre la photographie accessible au plus grand nombre. Il eut alors l’idée de réaliser des petits formats sous forme de carte-visite. Après avoir joui d’une grande renommée, il mourut seul dans un asile sur la côte d’Azur.
Pourquoi ne pas avoir laissé ces plaques dans leurs boîtes ? Une grande part de hasard me les a mis entre les mains, mais est-ce vraiment une rencontre fortuite ? Que veulent bien me dire ces vieilles images ? J’ai d’abord cherché à en déceler les mystères. Mais n’y a t-il pas autant d’histoires à raconter que d’observateurs ? La photographie agit alors comme un palimpseste sur lequel serait gravée notre histoire, avec nos fantasmes, nos attentes, nos désirs… Cette subjectivité ne serait-elle pas alors à la base de toute finalité artistique ?
Aussi ai-je laissé les photographies me parler tout doucement, au gré des rencontres. Tous ces petits fragments de vie ne sont souvent que des prétextes pour retourner dans notre propre enfance.
Lorsque j’observe certaines de ces images, il me semble que j’ai déjà vécu la scène. A force de les contempler, je m’immobilise dans le cadre et c‘est de l’intérieur que je regarde le monde autour. Je vais commencer à croire que nous possédons plusieurs vies dont certaines parcelles ressurgissent au gré de nos souvenirs. Toute photographie est inépuisable de commentaire. A force de chercher à comprendre le sens d’une image, on en vide sa substance et on débouche souvent sur une impasse ; comme disaient les présocratiques, plus je veux faire apparaître de la consistance et plus je fais apparaître de l’inconsistance.
L’expression « photo de famille » semble péjorative, car elle paraît dépourvue de tout sens esthétique. Parmi toutes les catégories, c’est la plus décriée car la plus amateur, la moins esthète. Pourtant ici certaines de ces images possèdent un réel pouvoir expressif. Figés dans le temps très court de la pose, ces visages ressurgissent comme des fantômes. Aujourd’hui, on a perdu cette faculté à savoir poser devant un objectif, à savoir se tenir bien droit, bien digne. Cette raideur hiératique a quelque chose d’emblématique. Prendre la pose, c’est d’abord imposer le respect de soi. La photographie de famille permet de donner aux autres une image harmonieuse du groupe social dont la pérennité semble bien établie. Toutes les singularités (disputes, drames) et secrets de famille sont proscrits de l’album, car, en dehors des cérémonies (communions, mariages), l’image doit restituer des instants sans histoire, presque anodins. Peut-on alors constituer, à partir d’échantillons, l’ensemble d’une vie ? En réalité, il s’agit d’une vision partielle et anecdotique d’une histoire personnelle, celle du photographe qui opère des choix car il ne peut et ne veut pas tout fixer sur les plaques de verre.
La photographie agit comme un double qui semble dérober l’âme, d’où les mines tendues et sérieuses de certaines personnes peu habituées (surtout à cette époque) à livrer leurs visages. Il y a toujours quelque chose de troublant et de dérangeant à regarder l’objectif, c’est comme se voir dans un miroir.
Il se produit parfois un léger flou autour des zones très éclairées, effet dû à la diffraction de la lumière. Ce défaut, au lieu de nuire à la lecture de la photographie, renforce son degré de réalisme comme si la lumière se matérialisait véritablement, apportant un surcroît de poésie. Aujourd’hui, la qualité de nos objectifs ne permet plus d’obtenir de tels effets. Si l’on se conforme à l’étymologie, photographie signifie « écriture de lumière ».
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III – VIE QUOTIDIENNE
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La plupart de ces photographies correspondent historiquement à l’époque des années folles. Le traité de Versailles, signé en 1919 dans la Galerie des Glaces, mit fin à la première guerre mondiale. L’Allemagne rendit à la France l’Alsace-Lorraine. Cette même année, des lois sur les conventions collectives furent établies ; les journées de travail furent fixées à huit heures, sauf pour les travailleurs agricoles.
Depuis la fin du dix-neuvième siècle, une série de découvertes avait bouleversé les conditions d’existence, rendant la vie quotidienne plus facile ou agréable : l’électricité, le téléphone, la radio ( la première émission eut lieu en 1921 à partir de la Tour Eiffel ) ou le cinéma qui devient parlant avec le « Chanteur de jazz ». En 1927 plus d’un million d’automobiles circulaient en France. Les voitures d’André Citroën se vendaient très bien et notamment la petite 5 CV, baptisée « le Trèfle ».
Dans le domaine des arts, l’avant-garde se voulait provocante. Si Picasso avait choqué au début du siècle avec ses « Demoiselles d’Avignon », Marcel Duchamp fit un véritable scandale en exposant en 1917 l’un de ses fameux « ready-made » (objet tout fait), un urinoir. Deux ans plus tard, il s’en prenait à l’image la plus symbolique de l’art classique, la Joconde, lui affublant une magnifique moustache. Le surréalisme, héritier de l’esprit « dada », dirigé autoritairement par André Breton, attira de nombreux artistes, soucieux de libérer leur inconscient – influence des thèses de Freud – et de s’opposer à la rigidité de la société bourgeoise.
Après les atrocités de la première guerre mondiale, les survivants ressentirent un impérieux besoin de s’amuser. Dans les cabarets et les lieux à la mode, on dansait le tango (condamné par l’Église), le charleston ou le fox-trot. Les théâtres, restaurants et cinémas étaient remplis par une clientèle surtout bourgeoise. La condition de la femme changea durant ces années folles. L’héroïne du roman sulfureux de Victor Margueritte, « La Garçonne » devint le modèle des jeunes femmes émancipées qui se maquillaient et fumaient en public. Elles coupèrent leurs cheveux, coiffés en forme de casque, serrés par un bandeau au milieu du front et portaient des chapeaux « cloches ». Les robes découvraient les mollets. Coco Chanel lança une mode sobre avec des robes droites qui correspondaient mieux aux nouvelles mœurs (avant la guerre, le couturier Poiret avait libéré le corps en supprimant les corsets). Colette apparut comme une pionnière en osant affirmer son besoin de liberté dans des comportements très dérangeants. Déjà en 1904, elle écrivait : « Je veux, je veux faire ce que je veux… Je veux danser nue si le maillot me gêne et humilie ma plastique, je veux me retirer dans une île s’il me plaît ou fréquenter des dames qui vivent de leurs charmes, pourvu qu’elles soient gaies, fantasques, voire mélancoliques et sages comme sont beaucoup de femmes de joie… Je veux chérir qui m’aime et lui donner ce qui est à moi au monde : mon corps rebelle en partage, mon cœur si doux et ma liberté. » Mais pour la majorité des femmes, des paysannes (54% de la population vit hors des villes) et des ouvrières, le modèle traditionnel n’avait pas disparu car dans la campagne on ne suivait pas la mode ou les frasques des artistes de la capitale.
L’agriculture française ne s’était pas adaptée au machinisme, on pratiquait encore une agriculture de subsistance et beaucoup d’habitations dans les campagnes n’avaient pas encore le confort, étant démuni d’électricité et d’eau courante (on continuait à puiser l’eau dans le puits du jardin). Pourtant, on abandonna les costumes régionaux pour s’habiller un peu comme les ouvriers ; le patois se perdit petit à petit. Aussi lorsque je retourne en Vendée pour y retrouver un petit goût de mon enfance, je m’amuse à noter encore les expressions patoises qui souvent reviennent dans la parole des anciens. Lorsqu’une personne étrangère s’attarde dans le bourg sans rien dire, une silhouette courbée appuyée sur une canne lance avec véhémence : « ine boune parole écorche poèt la goule » ( une bonne parole n’écorche pas la bouche ) ajoutant avec un ton ironique : « A parle dau tchiu, ni de la goule » ( elle ne parle ni du cul, ni de la bouche ).
Au début du vingtième siècle, la Vendée gardait encore les stigmates de la terrible guerre civile de 1793. « Les colonnes infernales » de Tureau avaient laissé la campagne presque vide, massacrant femmes et enfants. Les vieux racontaient les récits de leurs grands-parents qui avaient connu ces atrocités.
Le Vendéen voyageait peu, allant au bourg le dimanche pour la messe avec ses beaux habits et se déplaçant les jours de marché. La cousine Georgette, d’un milieu aisé, aimait au contraire voyager. Très pratiquante comme la plupart des Vendéens à cette époque, elle allait passer quelques semaines à Lourdes où elle avait des amis qui possédaient un hôtel.
L’effondrement brutal du marché, lors de ce fameux jeudi noir à New York, en octobre 1929, va provoquer une crise mondiale. L’insouciance des années folles se terminait. En Allemagne, l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933 annonça des temps beaucoup plus sombres ; une nouvelle tragédie se préparait.
En essayant de trier toutes ces photographies, j’ai retrouvé peu d’images montrant la vie quotidienne. Si elles sont intéressantes pour nous aujourd’hui, elles ne présentaient à l’époque que peu d’intérêt, car tout le monde connaissait le nom des voitures d’alors et l’ordinaire des petits métiers.
Le fameux « ça a été » de Roland Barthes prend ici toute sa signification. Miroir d’une époque révolue, l’image nous renvoie à des objets aujourd’hui disparus (sauf dans les musées), et fonctionne alors comme des archives du temps.
Savoir saisir des personnages ou des événements sur le vif semble être l’essence même de la photographie, apparaissant comme un fait plus objectif (sorte d’analagon du réel) qu’une image composée. L’effet de flou – pas le temps de bien régler l’appareil – apporte parfois un surcroît d’authenticité, mais il est si facile de tricher en truquant après coup le cliché.
Lorsque mon regard s’arrête sur la manivelle de la Citroën, je me rappelle la vieille traction de mon grand-père qui parfois refusait de démarrer. Il devait alors se munir de la manivelle rangée dans le coffre et l’introduire dans un trou devant le capot afin de lancer le moteur qui pétaradait entre les murs de la cour. Je me souviens aussi, âgé de cinq ou six ans, des glissades sur le large rebord qui couvrait les roues. Je me souviens du bruit sourd de mes culottes courtes sur le métal surchauffé par le soleil d’été et j’entends encore mon grand- père me criant : « descends de là, petit chenapan, tu vas rayer la carrosserie ». Ce toboggan improvisé revient dans ma mémoire comme l’une de mes toutes premières joies d’enfant.
La photographie de cette femme affairée à son linge, me renvoie à nouveau à d’autres souvenirs. Au début, des années 60, ma grand-mère allait encore nettoyer son linge dans le lavoir du village. Une fois les draps tapés, il fallait les poser sur la brouette et la pousser pendant quelques centaines de mètres le long d’une rude pente. Je revois ma grand-mère, essoufflée, s’appuyant contre la porte de la « souillarde », le visage écarlate. Toutefois, elle éprouva quelque réticence avant d’adopter la fameuse machine à laver. Le bruit l’effrayait et elle n’aimait pas les complications, ne voulant qu’un seul bouton à tourner, et si possible d’un seul cran, des fois que l‘engin se déplaçât de façon inopinée.
Comme cette famille semblait heureuse lors de ce pique-nique où le blanc des serviettes et de la nappe reflétait une lumière quasi-irréelle. Mais derrière les masques radieux se cachaient peut-être des visages plus sombres. Peut-on faire croire au bonheur par le filtre d’une image ? Je me laisse tout doucement envahir par l’atmosphère de cette photographie ; des odeurs me reviennent et notamment des effluves de pains chauds.
Mon grand-père maternel était boulanger. Pendant les grandes vacances, il m’apportait chaque matin une baguette dont on entendait encore les craquements de la croûte comme si la cuisson se poursuivait insidieusement. Le beurre salé fondait sur les tartines que je trempais dans ma chicorée. Ensuite, je traversais la petite cour et rejoignais mon grand-père qui terminait de retirer de son vieux four à bois les pains fumants. Dans le pétrin rôdait une odeur d’amande amère. Longtemps je me suis demandé comment il faisait pour ne pas se brûler les mains. Quand je lui posais la question, il me donnait une petite tape sur la joue et riait. Le midi, ma grand-mère ne comprenait pas que je ne pusse plus rien avaler, ayant englouti le matin l’équivalent d’une baguette.
Une fois la table débarrassée et le sol balayé, mon grand-père s’allongeait sur le divan à côté de la table sur laquelle je dessinais ou m’amusais à confectionner d’astucieux collages à partir de revues sur les fleurs. Il fallait surtout ne pas faire de bruit. Seuls les ronflements se calaient sur le rythme lancinant de la pendule ; ce tic-tac résonne encore dans ma tête comme la matérialisation de ce temps lointain que rien ne semble pouvoir altérer.
A cette époque la pratique de la photographie, bien que communément admise, était dévolue à un certain milieu social. Pour les paysans, il s’agissait d’une occupation futile, propre aux gens de la ville dont les mains blanches témoignaient du temps qu’ils avaient à perdre. Aussi, l’auteur de toutes ces vues est peut-être tout simplement une femme et pourquoi pas la cousine Georgette ! En effet, ayant vu quelques images de son visage jeune, je ne la reconnais que sur deux ou trois plaques. A l’époque, il était rare qu’une femme s’intéressât à la photographie car le côté technique de l’appareil pouvait rebuter. Mais son esprit moderne et indépendant la portait certainement à se lancer dans une telle aventure. Elle avait déjà obtenu son permis de conduire ( certificat de capacité valable pour la conduite des voitures à pétrole ) en 1916, preuve à l’époque d’un tempérament audacieux.
J’ai retrouvé des merveilleux petits dessins au fusain qu’elle avait réalisés adolescente. Sans nul doute, elle possédait un sens de la composition et une véritable sensibilité artistique. Rentière et veuve à l’âge de vingt ans, elle pouvait à loisir se livrer à cette occupation en gardant les images de ses voyages et en fixant les visages de ses proches. J’ai appris aussi qu’elle était l’amie d’un photographe de la Roche-sur-Yon, elle aurait alors pu s’initier au maniement de l’appareil et au développement des plaques de verre. Bizarrement, je n’ai pas retrouvé de négatifs après cette période des années folles. D’autres boîtes auraient-elles disparues, se serait-elle lassée de ce procédé ? A la veille de la seconde guerre mondiale, on ne vendait sans doute plus de négatifs sur verre, technique devenue obsolète, elle aurait alors arrêté de pratiquer la photographie. De surcroît, elle commençait à vieillir, ne trouvant sans doute plus l’enthousiasme et l’effervescence de ces années de jeunesse.
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MANIPULATIONS :.
Je me suis amusé à manipuler quelques photos : une vue en couleurs avec deux personnages sur la plage des Sables d’Olonne et un gros plan sur une représentation de Bécassine.
Dans mes montages, j’ai utilisé divers objets qui ont appartenu à la cousine Georgette comme son cahier d’écolier datant de 1904 – elle avait alors treize ans – son permis de conduire, des cartes postales, des vieux journaux du début du siècle (La Croix Illustrée) ou encore des morceaux de dentelle.
Parfois j’essaie d’imaginer la réaction qu’elle aurait eue en découvrant ce livre, construit à partir de ses photographies ; sans doute de la fierté ou peut-être de la colère. Dans mes yeux d’enfant, je voyais une dame âgée qui, de ce fait, imposait un certain respect. Pour moi, elle avait toujours été vieille et je ne pouvais pas l’imaginer autrement.
Je la revois encore se dirigeant lentement vers une grande armoire d’où elle sortait une boîte emplie de bonbons acidulés, me confiant d’une voix melliflue : « n’aie par peur, mon petit, tu peux en prendre deux ! ».
Mais à mesure que je composais ce livre, se dessinait dans mon esprit le corps d’une jeune femme, habillée à la mode des années folles. Il est certain qu’elle a connu, après la mort soudaine de son mari, une soif de liberté comme beaucoup de ces citadines qui voulaient s’émanciper. Néanmoins, a-elle vraiment été jusqu’au bout de ses passions ? La religion (surtout à cette époque) n’a-t-elle pas agi comme un frein à son tempérament audacieux et empreint de modernité ? Pourquoi n’a t-elle pas voulu se remarier ? A-t-elle vécu d’autres aventures, d’autres amours ? Autant de questions qui se posent et qui ne peuvent trouver de réponses aujourd’hui. Une grande part de mystère entoure la vie de cette femme.
La photographie témoigne de la mobilité du temps creusant des espaces immatériels. La contemplation d’une image nous entraîne dans des rêveries solitaires qui marquent plus ou moins profondément notre adhésion à ce monde où la matière se mue tout doucement en ombre et lumière.
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sssafzg
Pour mes élèves, j’ai conçu une frise des arts visuels (encore non publiée) accrochée au fond de ma classe d’arts plastiques. J’ai imprimé (à partir du logiciel « impress » d’open office) les différentes diapos (15 et 15) puis les ai collées ensemble.
Extraits :
PREMIÈRE PARTIE : de la préhistoire à la fin du 19e siècle.
Diapo 1
La peinture apparaît plus tard que la sculpture. On distingue quatre styles, allant des premières représentations figuratives aux peintures avec du modelé, mais la découverte de la grotte de Chauvet en 1994 remet en cause cette classification.
Malgré des moyens rudimentaires, les peintres composent sur les parois (art pariétal) des ensembles où coexistent des animaux et des signes abstraits dont la signification nous échappe encore (peut-être des symboles mâles et femelles). Quel est le sens de ces sanctuaires ? Les représentations ont-elles le pouvoir magique de prendre la force des animaux afin de mieux les chasser ? Une pensée métaphysique commence à s’élaborer.
Diapo 2
LA MÉSOPOTAMIE
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L’EGYPTE
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Diapo 5
LA PEINTURE
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LA PERSPECTIVE LINÉAIRE
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L’AUTOPORTRAIT
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LE PAYSAGE
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